Perdrix

Erwan Le Duc, 2019, France, DCP, version originale française, 99', 10/14 ans

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Description

A la loterie du patronyme, tout le monde n’hérite pas toujours du nom le plus seyant. Ce n’est pas le cas de Pierre Perdrix: cet honnête gendarme porte le nom d’un oiseau sédentaire, et mène précisément dans son bourg assoupi une existence circonscrite à un rayon de quelques kilomètres, suivant une routine tissée de gestes sans ampleur aux côtés de sa mère, son frère et sa nièce, avec lesquels le bachelor vit depuis toujours. Tout commence pourtant avec une migration contrariée, un exode interrompu sur une route de campagne que sillonne Juliette Webb (Maud Wyler). La transhumeuse se fait chourer sa voiture par une horde de naturistes révolutionnaires, dont la nudité édénique vise à recréer, en pleine forêt des Vosges, une Arcadie d’où serait bannie toute possession superflue. Pas de panique, le capitaine Perdrix (Swann Arlaud) est chargé de l’enquête.

Ces deux-là vont s’aimer, c’est la loi du «boy meets girl» qui le dit. Et avec elle, tous ces récits inscrits dans l’airain de la «romcom» qui consistent à faire débouler une femme-tornade dans la vie d’un brave gars pour le bouter hors de sa zone de confort, déchirer l’état de latence dans lequel il s’anesthésiait et lui insuffler l’envie de déclamer des poèmes à pleine gorge, construire des cabanes tel Robinson Crusoé, courir à travers champs au milieu d’une reconstitution de la Seconde Guerre mondiale.

Sur ce canevas familier, Erwan Le Duc, qui signe là son premier film, s’amuse à mettre en tension tout ce que son scénario compte de loufoques antinomies. Dans une scène de commémoration de 39-45, on verra par exemple la grande histoire singée dans une reconstitution d’assaut militaire en pantomime, où la montagne d’émotions annoncée finit par accoucher d’une souris. Le film cultive habilement un sens du burlesque à froid tout en laissant circuler un cortège d’interrogations existentielles. La vie vécue est-elle vraiment la nôtre, celle qu’on mérite? L’amour est-il une mise aux fers totalitaire ou une servitude désirable?

C’est là que ce «Perdrix» accuse une dimension très (trop?) idéelle, souvent prompt à fournir son propre commentaire à travers ses dialogues, où chaque protagoniste se voit doté de l’éloquence nécessaire pour questionner son être-au-monde et manier ces abstractions avec un mélange de gravité et de décontraction. Mais c’est aussi le trait le plus poétique du film que de ficher à l’intérieur de ses vignettes aux contours rigoureux un irrésistible attrait des personnages pour l’idéal, qui donne aux êtres les plus piteux un reflet d’immensité dans les yeux. On pourrait d’ailleurs se dire que «Perdrix», par l’entremise de son histoire d’amour et d’émancipation familiale, nous raconte d’abord le conflit entre les dénudés et les accoutrés, au sens où chacun des personnages, drapé dans ses lubies et sa soif d’absolu, décide de se mettre à poil.

Pas un membre de la famille Perdrix, sortie du même monde de Playmobil névrotiques que celui des Tenenbaum chez Wes Anderson, ne semble échapper à son propre appel du plus grand que soi, à commencer par la matriarche (Fanny Ardant). Celle qui anime dans son garage une émission de radio guimauve vit aussi une passion exaltée avec le fantôme de son mari, intacte comme au premier jour du deuil. Cramponnées à leurs marottes comme à leur sentiment d’abandon, ces figures cadrées dans leurs boîtes respectives communient dans un état d’autodépendance chétif, martelé par les régressifs sobriquets dont ils s’afflublent.

Si le dévouement sacrificiel de Perdrix envers les siens est évidemment voué à être réévalué par son idylle naissante, il est intéressant de voir le film en découdre avec ses propres réticences, ou disons pudeurs, envers le sentimental. Soit les mêmes que celles brandies en bouclier par l’«indraguable» Juliette, avant qu’elle reconnaisse les impasses de son idéal de femme affranchie. Le motif de l’emportement amoureux, comme mis à distance dans un premier temps par les louvoiements théoriques et la stylisation comique du récit, finit ainsi par dynamiter le cadre du film. Et l’échevèlement auquel celui-ci semblait aspirer par delà sa minutieuse composition s’accomplit dans l’irruption sublime du paysage, dans l’immensité d’une forêt rouillée par l’automne où poudroie le soleil vosgien. – Sandra Onana, Libération