Ville Neuve

Félix Dufour-Laperrière, 2018, Canada, DCP, version originale française, 76', 16/16 ans

Archives 2019

Description

Une maison sur la côte. Un homme s’y est réfugié pour réfléchir, pour guérir. Il s’appelle Joseph et il se souvient. Il se souvient de cet été heureux passé jadis en ces lieux, auprès d’Emma… Il se souvient du jeune homme fougueux et engagé qu’il fut, avant que les revers et l’alcool le brisent. À force de promesses non tenues, il s’est aliéné non seulement son ex-conjointe, mais leur fils Ulysse, devenu grand. Quoiqu’Emma, au fond, n’ait jamais renoncé. La revoici donc, circonspecte. Alors que s’achève une seconde campagne référendaire ayant ravivé maintes aspirations, Joseph et Emma, militants d’hier, se surprennent à rêver d’une vie ensemble.

Dans «Ville Neuve», son premier long métrage d’animation dévoilé l’an dernier à Venise, Félix Dufour-Laperrière conjugue avec beaucoup d’ingéniosité, et un supplément de poésie, le récit intime d’un couple divorcé envisageant une réunion, et l’histoire collective d’une nation sur le point de décider si elle se séparera ou non.

L’ode à l’indépendance est là, vibrante, mais jamais le film n’est-il didactique ou pamphlétaire. En fait, quelles que soient les allégeances du cinéphile, «Ville Neuve» est certain de l’interpeller. Car ce pan dit collectif du récit, lorsqu’on le ramène à sa plus simple expression, renvoie à une quête d’idéal.

Idéal que Joseph a voulu avec ardeur, pour lequel il a lutté, Emma également. Sauf que lui, déçu, a cédé à l’amertume tandis qu’elle, pareillement éprouvée, refuse de baisser les bras.

Cette force tranquille, Emma en fait bénéficier leur fils adulte lors d’une scène clé où elle lui parle du référendum de 1980 et de ses convictions. C’est Emma, à nouveau, qui incite Ulysse à répondre aux lettres de Joseph peu avant d’aller elle-même le rejoindre. Et les réminiscences d’assaillir les anciens époux au gré des marées…

D’ailleurs, cette proximité maritime, l’un des nombreux ajouts du cinéaste à la nouvelle de Raymond Carver dont il s’est très librement inspiré, est plus qu’un arrière-plan. La mer imprime à son film un rythme, une manière: réalisé au moyen de la technique encre sur papier, «Ville Neuve» coule, flot noir et blanc charriant métamorphoses, permutations et fulgurances en autant de nuances de gris.

Sous couvert de dépouillement formel: 80 000 dessins et le concours d’une trentaine d’illustrateurs. Virtuosité, il y a.

De belles touches symboliques confèrent en outre des niveaux de lecture additionnels à «Ville Neuve». Comme cette projection d’«Andreï Roublev», d’Andreï Tarkovski, film favori d’Emma qu’elle partage avec son fils et dont Félix Dufour-Laperrière reproduit en partie une séquence: celle de la nouvelle cloche qui redonne foi à un village éprouvé par la peste.

Comme aussi cette maison voisine, habitée, puis condamnée, puis brûlée: sur ses cendres, une seconde sera-t-elle érigée? Ou comme, encore, ce prénom, Ulysse, que le cinéaste a choisi de donner au fils: progéniture vouée à poursuivre, voire à terminer, l’odyssée entamée par ses parents?

Lorsqu’on évoquait une oeuvre jamais circonscrite à son seul contexte…

À cet égard, les mots jouent un rôle fondamental dans l’effet de transcendance qu’accomplit le film. On saluait d’emblée un «supplément de poésie»: il se trouve que Félix Dufour-Laperrière a fait de Joseph et Emma des poètes (il est en panne, elle s’apprête à publier), rendant organique l’usage d’une parole tour à tour précise et lyrique. Les voix de Robert Lalonde (Joseph), Joanne-Marie Tremblay (Emma) et Théodore Pellerin (Ulysse) disent, récitent, mais surtout, incarnent.

Tout du long, on devine Félix Dufour-Laperrière, comme Emma, du bord de l’espoir. Mais tout bien considéré, Joseph ne s’est peut-être pas résigné. N’est-il pas celui qui a relancé Emma, qui a ouvert cette porte-là? Elle en a franchi le seuil, au propre et au figuré…

Le dénouement, qui hante et ramène brillamment la cloche tarkovskienne, renforce cette impression qu’il n’est jamais trop tard pour recommencer à espérer. À avoir foi en un idéal. – François Lévesque, Le Devoir