La fièvre de Petrov

Kirill Serebrennikov, 2021, Russie/France/Allemagne/Suisse, DCP, version originale russe sous-titrée français et anglais, 148', 16/16 ans

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Description

Il y a des films où il faut apprendre à se perdre. «La fièvre de Petrov» est de ceux-là. Il s’ouvre sur un bus bondé, à la couleur verdâtre, où les irruptions anarchiques d’un peuple déchaîné et la présence d’une vendeuse de tickets déguisée comme la Reine des neiges, laissent d’ores et déjà planer le doute. Kirill Serebrennikov entraîne-t-il son spectateur dans la réalité violente de son pays ou les limbes fumeuses d’un héros alcoolique et grippé? Tout le récit se laisse aller à une quête flamboyante et exaltée de quelque chose qui ressemblerait à un état du monde apaisé et rationnel. En réalité, entre la fièvre qui perturbe le protagoniste, l’alcool qui habite le quotidien des gens et un état politique où l’administration rime avec la folie, c’est toute une image du monde déformée et délirante qui prend vie sur l’écran.

Depuis 2017, Kirill Serebrennikov est retenu par les autorités judiciaires russes à son domicile. S’agit-il du retour de bâton commis contre un cinéaste qui revendique dans son œuvre la décadence de tout un pays, rompu au racisme, à l’antisémitisme, à la violence verbale et physique et à l’irrationalité? Le metteur en scène revendique un cinéma de la liberté, où les morts ont le droit de sortir de leur caveau, les femmes de prendre l’initiative de tuer les gens et les écrivains ratés de se rêver une gloire éternelle. Le long métrage rend hommage à une créativité dans tous ses états. Le rythme, la musique, le montage, le jeu délicieusement furieux des comédiens entraînent le spectateur dans un univers éclectique, fantomatique et joliment décousu. Le film se situe véritablement dans la tradition littéraire russe. Il y a du Fiodor Dostoïevski dans cette manière délibérément chaotique de rendre compte d’une réalité qui se superpose aux rêves fiévreux des artistes. En atteste ce travail de création d’une bande dessinée qui traverse toute l’œuvre, comme si ce livre à venir était celui qui se déroule sous les yeux du spectateur.

Kirill Serebrennikov, connu pour son incroyable récit musical «Leto», ose parler de choses jugées politiquement incorrectes sur un écran. Il met à nu les hommes, au sens propre et au sens figuré, comme si l’art cinématographique dans ses excès de musique, de sons et d’images racontait la vraie vie. La nudité régulière des personnages masculins rappelle que ce monde est tenu par des femmes qui, certes, contrôlent les passagers des bus, mais permettent aussi à l’économie, à la culture de tourner et donc à la liberté de prendre sa revanche. Les spectateurs seront assurément perdus dans ce récit fleuve. Il faut le regarder en se laissant porter par l’errance délirante du personnage principal qui recompose sa vie dans un essai fantasque et dynamique. Il y a dans ce cinéma burlesque un désir de faire du beau dans un univers russe contrarié par l’imbécilité des hommes, les vapeurs de vodka et l’absence de spiritualité et de sens.

Voilà donc une œuvre déroutante et exaltante dans laquelle il faut accepter de s’abandonner, au risque même de s’y noyer. L’humour, le drame, l’ironie et le sarcasme traversent ce récit incroyable où, un instant, on acceptera que le réel est parfois plus vrai dans la représentation artistique qu’on s’en fait. – Laurent Cambon, aVoir-aLire.com