Les Oiseaux de passage

Cristina Gallego & Ciro Guerra, 2018, Colombie/Danemark/Mexique/Allemagne/Suisse, DCP, version originale multilingue sous-titrée français et allemand, 125', 16/16 ans

Archives 2019

Description

Les oiseaux de passage sont des esprits volatiles, perméables aux volontés des ancêtres. Quand ils se posent dans le village, près des maisons, éclairs rouges vifs dans le désert, c’est que les ancêtres exigent une réparation pour obtenir la paix. C’est que la parole a été bafouée, que l’honneur est souillé, le prestige enterré. Et que le sang n’est jamais très loin. Les années n’y feront rien. «Quand on verse le sang, on paie par le sang».

«Les Oiseaux de passage» est le quatrième film de fiction de Ciro Guerra faisant suite au succès de «l’Étreinte du serpent», cette fois-ci en coréalisation avec Cristina Gallego (productrice sur ses précédents films), et qui a fait l’ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs en 2018, au terme d’un tournage aux conditions météorologiques particulièrement difficiles. Le film met un coup de projecteur sur la trajectoire d’une tribu native américaine, les Wayuu, tout au long des années 1970, alors qu’explose l’exportation de marijuana vers l’Amérique du nord (une période appelée «bonanza marimbera»). Les «gringos» américains y voient une double aubaine: celle d’une célébration de la jouissance pour suivre leurs idoles hippies, mais aussi le système juteux d’un win-win avec une belle marge pour les intermédiaires occidentaux en bout de chaîne. Dans une des premières scènes, Moises, jeune Colombien fringuant, et Rapayet, un Wayuu en passe de devenir voyou, croisent un Américain en quête d’herbe pour ses vacances sur le littoral colombien. À la fin de l’échange, il leur distribue un tract: «dîtes non au communisme». À partir de cet instant, prophétie tragique, le film va progressivement exposer chaque étape menant à l’économie de marché, et dont tous les ressorts vont s’implanter comme des verrues dans le paysage traditionnel des tribus natives à l’idéologie solidaire ancestrale.

Car les ancêtres, eux, se méfient de l’homme blanc.

L’esprit d’une grand-mère Wayuu se manifeste en rêves à Úrsula (interprétée par la très remarquable Carmiña Martínez), matriarche et cheffe de clan respectée dans la région, pour la mettre en garde. Divisé en cinq chants tel un poème épique, le film est un mariage arrangé de la tragédie et du western: la sensation d’enlisement irréversible à mesure que grossissent les enjeux financiers et que coule le sang croise celle des grandes traversées entre les plaines arides de la Guarija et les montagnes luxuriantes. Un film cahoté entre le conte et l’histoire de gangsters où se rencontrent les cérémonies rituelles pour les morts et les décollages en hélicoptères, les trocs de 4X4 et les confiscations de talismans sacrés.

Cristina Gallego et Ciro Guerra confient aux personnages féminins les clefs de la sagesse: ce sont les seules à écouter leurs intuitions, à essayer de tenir les hommes à l’écart de l’hubris et de leur avidité. Elles gèrent à la fois le commerce et la diplomatie. Le point commun avec la tragédie antique que le film développe jusqu’au bout est l’importance de la tradition orale; notamment via le rôle inviolable des messagers entre les familles. La parole est respectée sous toutes ses acceptions. S’il n’y a plus de parole, il n’y a plus de tradition, mais aussi plus de confiance. À la moitié du film, dix ans s’écoulent. Depuis le fleurissement des cartels de la drogue, le commerce ne s’est jamais aussi bien porté pour la famille de Rapayet: les huttes se sont muées en luxueux duplex au milieu de rien, les filles vivent comme des princesses, les garçons comme des sultans. L’offense, elle, demeure intacte. Si les humains ne prennent pas la mesure de leurs actes, les dieux rectifieront le tir.

«Les Oiseaux de passage» laisse dans son sillage une réflexion spirituelle sur l’harmonie à l’épreuve de l’impérialisme, comme une fable d’autrefois. Une histoire allégorique, si l’on en croit les deux réalisateurs, qui peut s’appliquer à toute la Colombie et pas à une anecdote isolée de clan indigène; «Une tragédie familiale qui devient une tragédie nationale». Face à un séquençage et à une manière de filmer (notamment l’architecture) relativement carrés voire parfois rigides, à une direction de comédiens et une musique proches d’un traitement dramatique, on se relève lentement de la douce puissance de ce film, de sa délicatesse larvée, de l’étrangeté d’un héron qui enjambe silencieusement un cadavre. – Antoine Heraly, Culturopoing.com