Burning Days

Emin Alper, 2022, Turquie/France/Allemagne/Pays-Bas/Grèce/Croatie, DCP, version originale turque sous-titrée français et allemand, 129', 16/16 ans

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Description

D’entrée de jeu, la séquence d’ouverture annonce la couleur: frappante, inquiétante, angoissante, elle fait office de note d’intention du film et épate déjà par sa mise en scène. On y voit un jeune homme bien propre sur lui arriver en voiture dans les rues pavées et poussiéreuses d’un village qui semble désert. Bien vite, une interminable traînée de sang au sol lui révèle que les villageois sont en réalité tous pressés autour d’un cadavre de sanglier qu’ils ont tué et qu’ils traînent à travers les rues comme un trophée.

À travers le prisme de la souffrance animale initiée par la cruauté humaine, le film relie plusieurs de ses chevaux de bataille. En effet, dans «Burning Days», il est question d’urgence écologique, d’érosion meurtrière, de viol, de corruption, d’homophobie, de scission entre ville et province... Si le film a un défaut (et il en a peu), c’est justement de vouloir rassembler trop d’indignations qui, si elles sont bien légitimes, tournent un peu la tête au spectateur qui ne sait pas toujours quel est le message prioritaire de l’histoire qu’on lui raconte.

Mais c’est un bien maigre péché face à toute la maestria dont fait ici preuve Alper: l’écriture de personnage, la mise en scène experte et la direction d’acteur font mouche à bien des égards pour accompagner une réflexion glaçante. Plutôt que de poser la question, comme beaucoup de films, de la définition du bien et du mal, «Burning Days» interroge davantage sur la nature du droit et sa capacité (voire sa légitimité) à être appliqué dans un monde délaissé par la civilisation.

Est-il réellement permis d’espérer quelque chose de plus sophistiqué que la simple survie, dans ce qui est devenu une zone de non-droit avec ses règles propres, où même ceux qui imposent la loi du plus fort dépérissent? Le jeune Emre qui débarque en chemise au col bien repassé incarne un monde qui n’a plus d’emprise sur les petites gens qu’il a négligées. Et pourtant, il est insupportable que ces mêmes petites gens s’octroient le droit de manipuler, corrompre, violer et tuer. Emre se retrouve pris dans la spirale infernale d’un système au sein duquel il essaye d’exister en tant qu’homme de loi, mais qui le prend au piège en tant qu’homme de chair et d'os.

[...] N’importe qui d’à peu près éduqué se mettra à la place d’Emre, craindra pour la survie de ce personnage et souhaitera qu’il parvienne à faire régner la justice dans cette ville de chasseurs souriants où les animaux sont massacrés et où les jeunes femmes sont violées en toute impunité. Mais chacun se demandera aussi ce que peuvent valoir des convictions dans une jungle où la pensée et l’éducation ne suffisent plus.

Au centre du récit, une longue séquence expose subtilement, mais inéluctablement tous ces dilemmes: celle d’un dîner au cours duquel Emre n’ose prendre congé de ses hôtes aux sourires de façade, et au cours de laquelle va se jouer le crime dont il sera le témoin faillible et déchiré. La narration reviendra sans cesse à cette soirée dans la suite du film à travers des flashbacks et des images subliminales qui poseront sans cesse la question du véritable rôle joué par Emre dans cette affaire.

Dans son esprit torturé, auquel le spectateur a accès à travers ces flashs, s’entrechoquent la droiture de sa volonté politique et la détresse d’un individu rendu particulièrement vulnérable dans ce contexte parce qu’homosexuel. Magnifiquement interprété par Selahattin Paşalı, Emre est un personnage extrêmement touchant, à la torture psychologique duquel il est à la fois éprouvant et passionnant d’assister dans ce récit qui se tient loin de toute forme de racolage et n’en demeure pas moins choquant et déstabilisant dans ce qu’il rapporte.

Burning Days réussit ses paris, [...], et met en lumière la toile indémêlable des problèmes fondamentaux que provoque l’éloignement de la civilisation. Un propos politique désespéré, au léger goût de fantastique, qui hypnotise jusqu’à donner le tournis. – Judith Beauvallet, Écran large

Images © trigon-film