Pacifiction

Albert Serra, 2022, France/Allemagne/Portugal/Espagne, DCP, version originale française, 163', 16/16 ans

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Description

Avant même de parler du nouveau film d’Albert Serra, arrêtons-nous sur son titre, fascinant mot-valise donnant d’emblée le ton rêveur et planant du long métrage. Cette fiction du Pacifique, c’est d’une part l’étrange menace qui flotte ici et qu’aucun des personnages n’arrive parfaitement à définir. C’est aussi, de la même manière que le cinéaste tchadien Mahamat Saleh Haroun faisait dire à l’un des personnages d’«Une saison en France» que «L’Afrique est une fiction», un commentaire politique: la colonisation française imposée à la Polynésie est en quelque sorte déjà une fiction, une réinterprétation artificielle et délibérée, aussi incongrue que la superposition des ors de la République et de la végétation locale.

À une lettre près, «Pacifiction» pourrait être Pacification, c’est à dire la négociation du retour à la paix. C’est d’ailleurs la mission du protagoniste, le diplomate De Roller qui débarque sur l’île pour rassurer la population sur la bienveillance paternaliste de la France. Avec son costume blanc d’un autre âge et sa démarche pesante, on ne sait jamais trop si ce dernier est dangereux ou pathétique. Sa nonchalance de beau parleur (Benoit Magimel est excellent au moment de traduire la vacuité de cette logorrhée d’expert détaché) séduit ou agace ses interlocuteurs. Parmi eux, soulignons au passage l’interprétation de l’actrice trans polynésienne Pahoa Mahagafanau. Si l’impatience locale gronde, la menace qui plane sur l’île parait pourtant venir d’ailleurs. Il manque une lettre de la même manière qu’il manque délibérément une pièce au puzzle fascinant qu’est ce film: comme une anomalie de perspective ou un détail anachronique qu’on ne remarque pas de prime abord.

Dans une œuvre jusqu’ici centrée sur des personnages historiques (de Louix XIV à Dracula), «Pacifiction» est le premier film «contemporain» de Serra. Le réalisme qui en découle étonne (déçoit presque, dans un premier temps) mais on ne tarde pas à retrouver le rythme sorcier du cinéaste catalan. «Pacifiction» baigne dans une torpeur tropicale alcoolisée, une lenteur hypnotisante, un charme à la fois vénéneux et rigolard, comme un monologue aviné dont on ignore s’il débouchera sur de la drague ou une baston. Pour reprendre le titre d’un film d’Ulrich Köhler mêlant également politique et fantasmagorie, c’est comme si l’île entière était frappée par la maladie du sommeil. Même si les paysages tropicaux sont bien beaux, ce sont les scènes nocturnes d’intérieur qui sont les plus impressionnantes. Dans un bar nommé Paradise (comme si tous ses clients étaient déjà morts?), la caméra flotte de visage en visage comme si elle était en apnée parmi des poissons chatoyants.

Il y a un parallèle à faire entre la manière dont Serra tourne avec ivresse autour des attentes du film d’espionnage, et l’entreprise similaire de Claire Denis dans «Stars at Noon». Serra utilise l’alanguissement là où Denis se sert de l’érotisme mais dans les deux cas, ce sont moins ces histoires de magouilles, délibérément jamais élucidées, que la pure mise en scène qui transforme le film en expérience fiévreuse. «Pacifiction» fait mine d’utiliser des archétypes culturels de films noirs (esthétique tiki, fétichisation raciale), mais abandonne ces chemins rebattus pour faire naître d’autres pistes de nulle part, comme si la cartographie du film changeait en cours de route. Au début de «Pacifiction», tout est fait pour nous faire croire qu’il se déroule dans les années 70, puis viennent s’éparpiller des repères temporels de plus en plus contemporains. Combien d’autres cinéastes peuvent se vanter de manipuler ainsi l’espace et le temps? – Gregory Coutaut, Le Polyester

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