Un grand voyage vers la nuit

Archives 2019

Description

12 ans après avoir quitté la ville de Kaili, Luo y revient, renouant avec d’anciens souvenirs, d’une vie mafieuse énigmatique, de petits boulots épars, et d’un amour matriciel, obsédant. Alors qu’il arpente les rues de la ville pour retrouver la trace et la mémoire d’une femme évanescente, le cinéaste prend un malin plaisir à brouiller les pistes à coups de plans virtuoses et troublants.

En témoigne son ouverture, ou un long panoramique joue des textures, des différents plans de l’image pour distiller le trouble et nous faire comprendre que le récit ou nous plongeons va enchâsser jusqu’à l’absurde les époques et les voix. D’évocations cryptiques d’un passé criminel en passant par la réminiscence d’une femme multiple, Bi Gan nous immerge dans un dédale sans issue véritable, un rêve ouaté qui n’est pas sans évoquer les premières créations de Wong Kar-Wai, matinées de David Lynch. Mais ces références n’écrasent jamais l’identité d’«Un grand voyage vers la nuit», qui mute et se dévoile véritablement dans sa deuxième partie.

Luo, dépité par son enquête inaboutie, atterri dans un cinéma miteux. Alors qu’il enfile ses lunettes 3D, le spectateur est prié de faire de même. Le métrage s’embarque alors dans un invraisemblable plan séquence en trois dimensions avoisinant les 60 minutes. Après une traversée du miroir en funiculaire jusqu’à un village reculé et luminescent, nous sommes trimballés de ruelles aux perspectives trompeuses en saynètes poétiques. À force de promenades labyrinthiques, de rencontres improbables et d'allers-retours, nous mémorisons le moindre recoin d'un décor aux raccourcis et accès inter-connectés, qui devient progressivement un terrain de jeu mental aux airs de jouissive centrifugeuse métaphorique.

Une si longue et complexe séquence représente en soit une gageure technique, mais la difficulté est encore réhaussée par la nature de l’action, qui alterne scènes animalières, promenade motorisée et bien d’autres tours de forces qui font de cette déambulation un impossible défi toujours relevé. Loin d’étouffer la narration, cette phénoménale agilité rend l’illusion surpuissante et immersive. Bi Gan ne se contente pas de montrer ses muscles, mais emballe quantité de visions surréalistes à la poésie terrassante, d’une rencontre évanescente dans les coulisses d’un spectacle communal, jusqu’à une maison tournoyante, qui ouvre dans le récit une faille sublime, et nous reconnecte soudain à une scène énigmatique du début de l’aventure.

Ce qui se déroule alors relève non seulement du miracle technique, ou plus exactement du jamais vu. Ce Carnaval des âmes perdues transcende enfin les influences parnassiennes qu’il étale, et évoque également le jeu vidéo. Car c’est bien une partie où guette la mort, la disparition d’un songe incroyablement fragile. À chaque seconde, on se pince, se prie à espérer que l’illusion jamais ne se rompe, à la manière du joueur évoluant pas à pas dans le niveau final d’un soft pour hardcore gamer, porté par une nuit blanche de réflexes et de mise en abime. Explorateur funambule, protagoniste et metteur en scène fusionnent, redoutant qu'à chaque mouvement, tremblement ou hésitation, le fil ne se rompe, la chimère ne s'évapore, la partie ne s'interrompe.

Cette bouleversante tension aérienne permet à Bi Gan de conférer un impact stupéfiant à des images à priori extrêmement banales. Car toute coupe étant prohibée, le moindre mouvement, le plus petit geste, est présent in extenso. De cette dilatation de l’action interdisant toute ellipse nait un rythme nouveau, sur lequel les fantasmes du spectateur s’agrègent perpétuellement. Et quand Luo, emmené par l’ahurissante photographie de Hung-i Yao, s’avance vers une rencontre décisive, réalité, fantasme et mythes se précipitent à l’écran, transmuté en trou du lapin Carollien. Chacun de ses pas le long d’un escalier nimbé d’une lumière violette nous approche de l’issue, de la fin du rêve et de la possibilité d’un réveil.

En définitive, l’intrigue d’«Un grand voyage vers la nuit» demeurera un mystère, son issue, un vaste point d’interrogation et son sens, une boule à facette ou chaque spectateur apportera une nouvelle réalité à refléter. Et pourtant, le prodige a bien lieu, tant le métrage s’impose comme une des propositions les plus accomplies, inclassables et fascinantes vues depuis des années, portées par une audace de mise en scène absolument inédite, qui en fait déjà une date dans l’histoire du médium. – Simon Riaux, ecranlarge.com

> Page du précédent film de Gan Bi, «Kaili Blues»