La femme de Tchaïkovski

Kirill Serebrennikov, 2021, Russie/France/Suisse, DCP, version originale russe sous-titrée français, 143', 16/16 ans

Archives 2023

Description

Après l’expérience vertigineuse qu’était «La fièvre de Petrov», Kirill Serebrennikov signe un nouveau projet cinématographique aux atours plus classiques et narratifs. «La femme de Tchaïkovski» annonce ses intentions: en deux cartons introductifs, on rappelle au spectateur que la condition féminine dans la Russie du XIXème siècle est celle d’une mise sous tutelle complète et absolue vis à vis des hommes, qu’ils soient des pères, des frères, ou bien sûr des maris. Antonina Miliukova a grandi entourée de femmes, sa mère est de son propre aveu, «la veuve d’un époux toujours vivant», euphémisme pour présenter sa condition de femme répudiée par un homme qui au delà des convenances ne voulait pas d’une femme dans sa vie. Par ces quelques mots on retrouve le puit dans lequel se jette Antonina, jusqu’à en perdre la raison.

Si l’auteur dévoilait des dispositifs de mise en scène plus évidemment excentriques dans ses films précédents, ce nouveau long-métrage met plus de temps à se dévoiler, préférant garder en son sein tous les stigmates de sa folie monstrueuse qui ne demande qu’à être distillée dans une atmosphère toujours plus suffocante. Les premiers plans sont les témoins d’une lumière radieuse: au conservatoire où officie Piotr Tchaïkovski, les salles de jeu ressemblent à des journées de printemps ininterrompues, Antonina observant, cachée, celui dont elle est tombée amoureuse, dans un contre jour sublime où le bonheur se dessine avec finesse et subtilité sur un visage encore juvénile. Cet incipit est aussi beau que fugace, la rencontre physique entre les deux personnages sonnant le glas de cette alcôve lumineuse, remplacée par un hiver sombre, glacial et poisseux.

Serebrennikov multiplie les motifs, qu’ils soient chromatiques, le choix des tenus d’Antonina ou le sépia de certaines chambres quand monte le dégoût, ou bien par l’apparition d’une mouche, trahissant le pourrissement de l’intrigue. Symboliquement, l’insecte se pose sur le visage du compositeur, pour ensuite refaire son apparition ponctuellement, rappelant en une fraction de seconde la présence du mal qui ronge et gangrène l’esprit de la jeune femme qui a perdu tout éclat en même temps que sa raison. Mais au delà de ces passionnants détails, c’est toute la mise en scène du réalisateur russe qui bascule arrivée au mitan de l’histoire, par un rêve ou une scène troublante, questionnant jusqu’à la véracité des images, celles là même que l’introduction nous avait assurée être la pure vérité historique.

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Ce film à l’apparence classique se montre alors sous son véritable jour: un tourbillon, qui au détour d’une scène se métamorphose pour illustrer au plus près les sentiments du personnage principal, ainsi que l’hypocrisie et l’ignominie rampante qui suinte de chaque seconde. C’est dans un final magistral qui n’est pas sans rappeler «Leto» et «La fièvre de Petrov», que Kirill Serebrennikov enfonce le clou de son film le plus noir et le plus cynique à ce jour, mais aussi sans doute le plus riche dans une complexité très surprenante, à rebours de sa structure de film historique en costumes. – Florent Boutet, Le Bleu du Miroir

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